DE LA TECHNOPOLE A LA METROPOLE
Technopole et métropole sont souvent utilisés comme deux termes interchangeables par les chercheurs comme par les acteurs de la ville. À ce titre, l’importance des emplois dans les services aux entreprises a pendant longtemps été considérée comme un trait caractéristique de l’une comme de l’autre. L’irruption récente des débats autour de l’économie de la connaissance n’a fait que nourrir cette assimilation et asseoir l’idée selon laquelle la technopole préfigurerait la métropole du XXIème siècle. Bien des travaux de géographie économique ou d’économie territoriale se sont d’ailleurs focalisés sur les fonctions métropolitaines, centrant leur regard sur les seuls clusters d’activités technologiques. L’abondante littérature à ce sujet montre que les processus d’innovation nécessitent une dynamique collective d’apprentissage. En effet, la croissance des entreprises est fonction de facteurs économiques (coût de la main d’œuvre, des matières premières, des immobilisations, capacité à mobiliser du capital, positionnement sur des créneaux de marché) mais dépend aussi – et cela est particulièrement vrai des entreprises relevant de l’économie de la connaissance – de l’existence de synergies entre les entreprises spécialisées dans une branche de production, leurs fournisseurs et les laboratoires de recherche (Porter, 1990, 1998). La proximité organisationnelle ou géographique devient alors essentielle, puisque la connaissance repose sur un besoin permanent d’interactions, ce qui explique l’existence de clusters, c’est-à-dire de systèmes productifs construits sur une proximité des firmes (Rallet, Torre, 2004). Le cluster facilite la diffusion des innovations et savoir-faire et permet de réduire les coûts de transaction, il naît des intérêts privés des investisseurs tout en pouvant être facilité par l’action publique.
Le dynamisme de ces clusters suffit-il à faire d’une technopole une métropole ? Nombreux sont ceux qui s’attachent à identifier ce qui les distingue. Si la qualité et le niveau de formation des cadres et des dirigeants est une caractéristique commune, la capacité, dans un contexte d’internationalisation de l’économie, à mettre en relation différents secteurs d’activités qui composent la base territoriale, demeure un attribut de la seule métropole (Damette, Beckouche, 1990). Dans une perspective plus sociologique qu’économique, deux chercheurs, engagés au début des années 1990 dans le programme du Plan Urbain « Mutations économiques et urbanisation », insistent d’ailleurs sur la capacité des métropoles à se positionner comme des acteurs collectifs dans un « monde des métropoles », caractérisé par une forte concurrence (Ion, Micoud, Peroni, Roux, 1989).
Quelque vingt années plus tard, les débats autour de la ville créative reviennent sur cette question. R. Florida, universitaire et consultant nord-américain, soutient que, dans la nouvelle concurrence urbaine mondiale, les villes qui « gagnent » sont celles qui parviennent à capter les membres de ce qu’il nomme la « classe créative », regroupant l’ensemble des travailleurs rémunérés pour leur capacité de création (scientifiques, ingénieurs, artistes, architectes, etc.), mais également pour l’intelligence qu’ils déploient dans la résolution de problèmes complexes (juristes, financiers, médecins, etc.). Dès lors, le principal enjeu pour les autorités locales serait de connaître les facteurs d’attractivité de ces individus, plus encore que ceux des entreprises qui les emploient (Florida, 2002, 2005a, 2005b). Le géographe américain Allen J. Scott voit, quant à lui, dans ces villes créatives les « hubs » de la « cognitive-cultural economy », qui remplace, dans les pays développés, l’économie fordiste. Ces villes se caractérisent par la coexistence d’activités qui ont comme point commun d’être pénétrées par les technologies de l’information et de la communication et d’être organisées dans le cadre de « projected oriented works » (équipes de travail regroupant à l’occasion d’un projet particulier des compétences et des talents divers). Mais les secteurs qui prédominent à l’intérieur de la ville créative sont d’une grande diversité. L’auteur cite à ce propos les banques et les institutions financières, les entreprises high-tech et les laboratoires de recherche scientifique, les services aux entreprises et à la personne, les productions néo-artisanales du secteur de la mode ou du design et les industries culturelles (SCOTT, 2008). Là encore comme dans l’approche des économistes, ce qui distingue la métropole des autres villes, c’est qu’elle accueille des acteurs dont les activités sont le plus souvent regroupées au sein de « clusters » spécialisés.
Poursuivons quelque peu le raisonnement développé ci-dessus et interrogeons-nous pour savoir si la présence d’activités fondées sur la connaissance, la recherche, l’innovation et la créativité suffit à faire d’une ville une métropole. S’il voit dans cette présence une condition nécessaire à la métropolisation de la ville, J. Ion (1989) juge qu’elle n’est pas pour autant suffisante. Encore faut-il que la ville soit en mesure de penser et de mettre en œuvre de nouvelles modalités de gouvernance lui permettant de se positionner comme un acteur collectif. Le terme de gouvernance prend ici toute sa signification si l’on prend soin de le distinguer de celui de gouvernement. La gouvernance peut être assimilée à l’activité de gouverner, une activité qui suppose à la fois la construction de nouveaux arrangements institutionnels (les transformations du système de gouvernement) et la définition de la part des pouvoirs politiques d’un nouveau type de rapport avec les acteurs qui constituent la société civile. Parler de gouvernance métropolitaine ne se résume donc pas à l’analyse de la réorganisation institutionnelle qu’implique l’élargissement de l’échelle du gouvernement territorial (comme nous invite à le faire la nouvelle loi sur les métropoles1), mais oblige à prendre en compte l’ensemble des transformations culturelles et sociales qui rendent possible l’émergence d’un nouveau rapport entre société civile et institutions politiques.
L’accès au statut de métropole implique donc un renouvellement des modalités de gouvernance car les problèmes que l’action publique a à traiter changent de nature. Pour rendre compte de ces changements Bruno Dente (1990) propose trois conceptions de la métropole auxquelles correspondent trois modes de gouvernance. La métropole peut être considéré comme un « gros (un très gros) village » : le passage du village à la ville puis à la métropole est un simple changement d’échelle et le problème à traiter reste la distribution la plus efficace possible des services à la population ; un tel objectif peut être atteint par la mise en place de l’institution la plus appropriée à l’échelle la plus pertinente. Assez voisine de cette première conception, on retrouve l’approche de la métropole comme région urbaine, c’est-à-dire comme un ensemble de communautés locales distinctes mais appartenant au même bassin de vie ; la recherche d’une intégration métropolitaine plus poussée passe par la création d’une nouvelle institution incarnant un intérêt supracommunal. À ces deux définitions, l’on peut opposer celle de la métropole comme ville capitale, selon laquelle les villes sont amenées à se positionner à l’intérieur de l’ensemble hiérarchisé que constitue le monde des métropoles ; le problème à traiter est le renforcement de l’attractivité de la métropole, ce qui passe à la fois par l’implantation de nouveaux équipements (culturels, touristiques, universitaires…), le développement de nouveaux services et la recherche d’un consensus entre les acteurs locaux autour de projets partagés.
Si elles ne veulent pas consister en de simples « plates-formes », sur lesquelles sont juxtaposées des activités économiques différentes et des unités de vie sociale distinctes, les métropoles, et plus largement les sociétés locales, doivent relever le défi de la « mise à l’équerre » des activités culturelles, sociales et économiques à l’intérieur de leur propre territoire. Dans les sociétés traditionnelles, cette mise à l’équerre s’opère à travers différents réseaux communautaires permettant la production informelle de capital social. Dans les sociétés contemporaines, le renouvellement de ce capital social passe par la mise au point de nouveaux dispositifs d’organisation sociale favorisant l’implication des acteurs de la société civile dans toute leur diversité (Bagnasco, 2003 ; Bagnasco, Courlet, Novarina, 2010). Au premier plan de ces nouveaux dispositifs, l’on peut citer les expériences qui relèvent de la planification stratégique conduite dans de nombreuses villes européennes (Barcelone, Bilbao, Bologne, Glasgow, Lyon, Manchester ou Turin) (Novarina, 2010 ; Trigiglia, 2005) ou, dans une perspective un peu différente, du cultural planning (Bianchini, Landry, 1995).
Personne aujourd’hui ne se risque à contester le rôle de technopole de Grenoble. La ville accueille en effet en son sein un ensemble de clusters qui constituent autant d’agglomérations d’entreprises et de laboratoires spécialisés dans des productions particulières (logiciels, fabrication des puces électroniques, nanotechnologie). Les plus dynamiques de ces clusters ont d’ailleurs fait l’objet d’une reconnaissance récente en tant que Pôles de compétitivité d’envergure mondiale. La question qui se pose concernant cette ville, qui reste une agglomération moyenne à l’échelle européenne, est de savoir si elle peut accéder au statut de métropole, ce qui supposerait qu’elle prenne appui sur ce qui depuis plus d’un siècle a été la base territoriale de son développement (les relations industrie/recherche) pour mieux ancrer ces clusters dans la société urbaine locale et ainsirenouveler les modes de gouvernance.
La recherche interroge les processus à l’œuvre de construction d’une métropole grenobloise sous quatre angles de vue :
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la mise en place d’une économie métropolitaine fondée sur un meilleur équilibre entre activités technopolitaines et reste de l’économie et sur le passage d’un système productif spécialisé à un système productivo-résidentiel plus diversifié ;
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la création de nouvelles institutions (communauté d’agglomération, métropole) et la recherche de nouvelles modalités d’association des acteurs de la société civile aux choix de politiques publiques ;
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l’organisation d’un débat public sur la place de la science et de l’innovation dans la société locale ;
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l’élaboration et la mise au point de stratégies et de projets relevant du développement urbain durable.
1 Loi de modernisation de l’action publique territoriale et d’affirmation des métropoles (27 janvier 2014).
Grenoble se distingue au sein des grandes villes françaises par la place prépondérante qu’occupe l’économie de la connaissance dans son appareil productif. C’est, après Paris, l’agglomération qui regroupe le plus fort taux d’emplois de conception et recherche ! Mais, ce modèle de développement économique technopolitain pose question et s’essouffle. En effet, l’aire urbaine de Grenoble présente des signes de fragilité assez sérieux. Que ce soit en termes de croissance démographique, de croissance des emplois (même ceux des cadres des fonctions dîtes métropolitaines !), d’attractivité migratoire (même auprès de ces mêmes cadres), ou d’évolution des revenus par habitant, nous verrons que Grenoble fait systématiquement moins bien que la moyenne des quinze aires urbaines de taille comparable au cours de la décennie passée. Ainsi, si Grenoble contribue par sa capacité d’innovation à la croissance et au rayonnement de la France, ce modèle technopolitain ne suffit plus à en assurer pleinement le développement et la vitalité.
Pourtant, tous les ingrédients sont là pour hisser Grenoble au rang des métropoles qui gagnent. Car les atouts, Grenoble les accumule : son système productif innovant, sa place dans le monde de la recherche, son attractivité auprès des étudiants du monde entier, son réseau d’associations, mais aussi son environnement résidentiel et récréatif. Alors ? Qu’est-ce qui différencie Grenoble de Rennes, Nantes, Bordeaux, Toulouse ou encore Montpellier, qui apparaissent plus dynamiques et économiquement plus équilibrées ?
Une plus faible diversité de son appareil productif ? Son passé plus industriel ? Le poids prépondérant qu’occupent les emplois publics dans l’économie locale ? Sa situation géographique et son relatif enclavement ? Nous creuserons ces pistes-là.
Mais plus largement, ne serait-ce pas l’idée d’un développement « technopolitain » « hors sol », tout entier tourné vers la mondialisation et tournant le dos au territoire qu’il convient de questionner ? N’est-ce pas l’inscription des villes dans des tissus régionaux et la qualité résidentielle de ces derniers qui conditionnent aujourd’hui largement leurs succès ou leurs difficultés ?
C’est à toutes ces questions que la première partie du chapitre, consacrée au développement économique, essaiera d’apporter des éléments de réponse.
Dans un second temps, le chapitre abordera la manière dont les politiques économiques sont conduites à Grenoble et les perspectives métropolitaines qu’elles peuvent ouvrir.
Il n’y a pas encore d’instance publique qui se détache clairement pour orienter le développement économique de Grenoble, notamment pour encadrer l’aménagement des zones d’activités et le choix de filières stratégiques à privilégier, qui soient autres que celles relevant de la haute technologie. Plusieurs raisons expliquent cet état de fait.
D’abord, la « tradition » veut qu’à Grenoble, les relations interpersonnelles priment sur la mise en place d’instances de pilotage du développement économique local formalisées au niveau institutionnel, à l’instar de ce qui existe dans d’autres grandes villes comme Lyon, Bordeaux ou Lille. Cette façon de procéder relève de ce que les Sciences Politiques appellent l’action collective « en mode projet » : redoutablement efficace pour mener à bien des projets ponctuels de développement technopolitain (voir par exemple le projet GIANT actuellement réalisé par le Commissariat à l’Energie Atomique sur la Presqu’île scientifique), elle ne permet cependant pas de bâtir un véritable système économique métropolitain, couvrant une échelle territoriale plus large et d’autres secteurs d’activités non technologiques.
Ensuite, l’intervention publique en matière de développement économique a surtout été le fait des communes et du département jusqu’aux années 2000, malgré l’existence d’une structure intercommunale d’agglomération. La Métro apporte bien elle aussi sa contribution aux efforts consentis du fait de sa compétence en matière de développement économique et d’aménagement de l’espace, mais elle apparaît pourtant en retrait par rapport aux autres acteurs publics locaux, notamment parce que l’exercice de la compétence de développement économique reste partagée entre les niveaux municipal et intercommunal, et que celle d’urbanisme est pour l’instant jalousement gardée par les communes.
Enfin, les documents de planification stratégique qui abordent les questions économiques (Schéma de cohérence territoriale, Projet d’agglomération, Schéma de développement économique) privilégient les activités technopolitaines. Toutefois, ces documents montrent aussi une inflexion nouvelle en faveur de la diversification et de l’ouverture métropolitaine du tissu économique local : renforcement des activités productives, développement des activités présentielles liées au tourisme et d’aménités urbaines propices à l’attractivité territoriale…
L’attractivité métropolitaine – économique, touristique – constitue ainsi un nouvel objectif stratégique pour les responsables politiques de l’agglomération, qui se traduit notamment par la création d’un Pôle métropolitain rassemblant la Métro, le Voironnais, le Sud et le Grésivaudan pour promouvoir le développement économique local avec la marque Grenoble Territoires. Dans le même temps, la perspective du passage de la Communauté d’agglomération à la Métropole s’accompagne du rapprochement des compétences d’action économique et d’aménagement urbain au niveau intercommunal.
Si Grenoble est encore, pour l’heure, économiquement plus technopolitaine que métropolitaine, les inflexions récentes des politiques publiques peuvent donc préfigurer la possible concrétisation métropolitaine du développement économique grenoblois.
Actuellement, l’agglomération de Grenoble fait face à une évidence métropolitaine. Cette évidence s’impose pour de nombreuses villes en France, non sans effets sur le rapport à l’urbanité qu’entretiennent les décideurs politiques, les professionnels des territoires et les représentants de la citoyenneté. Ce chapitre déroule le fil de la construction politique et sociétale d’une réponse métropolitaine proposée par l’agglomération de Grenoble au regard de ce contexte. À cet égard, il propose une lecture singulière de la notion de régulation territoriale, située dans l’analyse des relations métropolitaines en présence et en devenir. Inéluctablement cette posture s’inscrit dans une lecture de l’hétérogène et du complexe autour de deux notions centrales : celles des effets de cadrage et celles du langage de l’action publique. Ces notions seront déclinées dans l’explicitation des règles du jeu urbain dans ses dimensions politiques, institutionnelles et citoyennes dans le contexte de la Région Urbaine Grenobloise.
En effet, l’agglomération de Grenoble est passée à l’heure de la métropole non seulement sous l’influence de la loi de modernisation de l'action publique territoriale et d'affirmation des métropoles du 27 janvier 2014, mais également au regard d’une volonté politique « de faire métropole ». Toutefois, les relations politiques en présence à l’échelle de la Région Grenobloise sont marquées par le poids d’un héritage local prégnant, celui d’une intercommunalité à la «carte », négociée dans l’agglomération historique (27 communes) – ce qui a des répercussions sur les communes récemment intégrées (49 communes en 2014). Les accélérateurs de métropoles, tout comme les lieux de la construction de la métropole, sont donc multiples et éparpillés, connotant le territoire dans une organisation à géométrie variable et ayant un faible leadership politique. Les dispositifs territoriaux (Schéma de cohérence territoriale, Pôle métropolitain, Projet des polarités, Fabrique métropolitaine) en place témoignent de ce brouillage des enjeux en dévoilant des collectifs d’énonciations construits sur la rhétorique de l’interterritorialité sans pour autant opérationnaliser, par des projets d’ambitions métropolitaines, son application. Ainsi, l’élaboration du débat métropolitain s’est déployée par une double injonction à la fois métropolitaine et participative. Elle a été relayée essentiellement par les « entrepreneurs » institutionnels et professionnels (Directeurs de services, Responsable de projets urbains, du SCOT, Agence d’Urbanisme), porteurs de l’exemplarité grenobloise au détriment d’un débat politique et citoyen sur la métropole rêvée. Par ailleurs, l’héritage d’un réseau de la démocratie locale (associations, Conseils Locaux de Développement, Scot Participatif), quelque peu replié sur lui-même, n’a pas su produire un effet de relais et d’entraînement pour élaborer un débat sur une démocratie d’agglomération et sur l’idée métropolitaine. Par exemple, les effets du SCOT participatif sur le système local de participation ont conduit à produire des échelles de participation tout comme la création d’un langage participatif peu partagé. Ces constats révèlent le délicat processus d’appropriation par les représentants politiques, les directions de services, les habitants, d’un débat politique centré sur la technopole au détriment de la métropole. Les initiatives créées par l’agglomération de Grenoble, comme la Fabrique métropolitaine, ont coloré les relations politiques, citoyennes dans un modèle à la fois élitiste, artificiel, technologique. Le choix opéré en 2015 du statut de métropole permettra peut-être de l’inscrire dans une orientation stratégique métropolitaine, le PLUI sera peut-être le moment métropolitain attendu.
Lorsqu’au tournant des années 1980, les premières technopoles font leur apparition, ce sont principalement les questions relatives à l’aménagement du territoire, au développement local et au rapprochement université-industrie qui occupent les esprits. Face à une globalisation de plus en plus exigeante, certaines villes, marquées par une forte imbrication des activités industrielles, technologiques et scientifiques, se présentent en effet comme l’avant-garde d’une économie désormais tournée vers l’exploitation marchande du savoir et la promotion de linnovation technique. Si cette forme d’articulation science-société a longtemps prévalu, elle n’en demeure pas moins l’objet de débats qui, dans les mêmes années, posent la question de la citoyenneté scientifique. On doit au physicien théoricien Jean Marc Lévy-Leblond d’avoir, parmi les premiers, évoqué la place de la science dans la société dans un cadre non plus économique mais culturel. Déplorant la progressive autonomisation de la science – et a fortiori de la culture scientifique et technique – au regard de la culture des arts et des lettres, l’auteur constate son aliénation contemporaine par le marché et la course effrénée à l’innovation. Dans ses nombreux travaux, le physicien propose de « (re)mettre la science en culture » en explorant les modalités d’une « extension de la démocratie aux choix techniques et scientifiques » rappelant qu’au sein des sociétés modernes, les citoyens « voudraient avoir le sentiment qu’ils peuvent agir et choisir les orientations de la recherche, exercer leur pouvoir de décision sur le développement de la technoscience » (Lévy-Leblond, 2004, p.8). C’est sous l’angle de cette tension originelle que nous souhaitons analyser les stratégies de développement de Grenoble.
Aujourd’hui, la capitale dauphinoise se présente volontiers comme une cité d’innovation, une technopole forte du mythique triptyque université/industrie/recherche. En témoignent le classement de Grenoble par le journal Forbes en cinquième position des villes les plus innovantes au monde en 2013 (suivant le nombre de brevets déposés) et sa troisième position à la première édition du concours iCapital, organisé en 2014 par l’Union Européenne pour désigner la capitale européenne de l’innovation. Ici plus qu’ailleurs, le phénomène technopolitain dessine une vision, partagée par un certain nombre d’acteurs, de la ville par la place de la science dans le développement urbain. En ce sens, l’idée de technopole cristallise un véritable état d’esprit, un zeigeist, révélant la dynamique d’entreprise et la mutation du mode de production vers des produits à haute valeur ajoutée, la synergie et les collaborations entre des domaines scientifiques différents et entre les sphères scientifiques et certains pans de la société (administration, entreprises, industries, etc.). Plane néanmoins le risque d’un divorce entre le système technopolitain alimenté par des « cerveaux » mobiles recrutés à l’international et une société urbaine mise à l’écart des processus de développement. Plus encore, le système technopolitain impacte-t-il culturellement la société locale ? Autrement dit, Grenoble constitue-t-elle, à l’instar d’autres métropoles, « un site privilégié d’observation des relations entre sciences et sociétés, c’est-à-dire des modalités sociales et intellectuelles de la production des sciences et des savoirs, ainsi que de leurs enjeux culturels, politiques et économiques » (Romano, Van Damme, 2008).
Dans le cadre de ce chapitre, nous n’explorerons pas l’ensemble des sphères artistiques et culturelles qui composent et animent la scène grenobloise. En effet, le champ culturel ici observé relève de la Culture Scientifique et Technique (CST). Notre postulat est le suivant : dans une technopole, la mise en culture des sciences et des techniques, leur médiation et publicisation, participent à l’organisation et à la structuration d’une société de la connaissance dont Grenoble constitue une possible figure territorialisée. Aussi, cherchons-nous à analyser les liens qui se tissent entre société civile, monde technopolitain et champ de la culture. Il ne s’agira pas d’établir l’histoire sociale des milieux intellectuels et scientifiques grenoblois, champ largement balisé mais trop souvent focalisé sur les institutions plutôt que sur les modes de circulation et de médiation du savoir. Or c’est là précisément notre centre d’intérêt : non seulement la science circule dans des espaces qui ne lui sont pas exclusivement réservés, mais encore, elle fonde sa légitimité de nouvelles alliances sociales. Tels que le suggèrent A. Romano et S. Van Damme (2008), « les savoirs scientifiques ne se constituent plus comme des savoirs « réservés »: ils tiennent aussi leur légitimité de la multiplication des ancrages sociaux, des associations avec les élites locales; d’où leur présence dans des lieux sociaux très contrastés au sein de la ville ». Reste à déterminer ce que génère cet élargissement.
Le chapitre s’organisera autour de trois points : nous reviendrons sur (1) la mise en récit du mythe technopolitain grenoblois, ses origines et sa critique radicale de manière à mieux appréhender (2) la mise en débat du projet technopolitain avec, notamment, un éclairage sur l’épisode récent des nanotechnologies. Cela nous conduira à décrypter (3) la mise en scène de la technopole et sa difficile lisibilité territoriale. L’objectif étant d’éclairer la mise en culture de la technopole grenobloise et la capacité des acteurs locaux à s’en saisir afin d’asseoir ou non le projet métropolitain.
Dans l’agglomération grenobloise, la construction d’une stratégie de développement urbain durable est passée par un foisonnement de projets et de programmations sectorielles, qui ont été conduits à l’échelle communale ou intercommunale. Pour favoriser la mise en cohérence de toutes ces initiatives au niveau de son propre territoire, Grenoble-Alpes Métropole s’est impliquée dans l’élaboration d’un Projet d’agglomération puis d’un Schéma de secteur ; et depuis plusieurs années, par incrémentations successives, ces expériences et projets ont ouvert la voie à une stratégie métropolitaine de développement urbain durable avec la mise en œuvre collective de l’EcoCité grenobloise. Le chapitre s’organisera autour de trois parties: nous aborderons le foisonnement d’initiatives liées au développement durable, la question de la mise en cohérence de tous ces projets et expériences et enfin la question de la construction d’une stratégie métropolitaine. L’objectif est d’observer le cheminement grenoblois pour aller vers une stratégie d’ensemble, partagée par un grand nombre d’acteurs locaux et travaillant à éviter la juxtaposition sur le territoire de projets particuliers ainsi que le chant des sirènes technicistes.
Un foisonnement d’initiatives
Depuis le début des années 2000, les acteurs professionnels et politiques, qui ont eu la responsabilité de la planification territoriale et de l’urbanisme, expliquent qu’à Grenoble, on a pendant longtemps fait du développement durable sans se référer explicitement à cette notion et ils identifient une série d’expériences et de projets communaux (Agenda 21, programmes financés par l’Union Européenne, comme le PIC URBAN ou Concerto, EcoQuartiers, Plans locaux d’urbanisme) et de projets sectoriels intercommunaux portés par Grenoble-Alpes Métropole (Plans de déplacements urbains, Contrats d’axe, Schéma de maillage des espaces naturels, Plan climat énergie territorial). La mise en œuvre de ces nombreux projets a permis aux professionnels d’abord, aux élus ensuite, de se forger progressivement une approche partagée du développement urbain durable, une approche qui peut être qualifiée de pragmatique, parce qu’elle se construit plus en fonction des particularités du contexte local que sur des principes théoriques ou doctrinaux fixés a priori. À cause de la situation de fond de vallée alpine dans laquelle elle se trouve, l’agglomération grenobloise fait face à des problèmes environnementaux aigus (pollution de l’air, réchauffement climatique, espace réduit pour l’urbanisation), qui la poussent, peut-être davantage que d’autres, à adopter une attitude volontaire quant à la mise en œuvre de stratégies de développement durable pour participer à la compétition inter-agglomérations.
Quelle mise en cohérence ?
Au sein de la région urbaine, Grenoble-Alpes Métropole a été parmi les premières à s’interroger sur la mise en cohérence de ces multiples initiatives. Le lancement de l’Acte 1 du Projet d’agglomération (2002-2007) est à la fois l’occasion d’un diagnostic des forces et faiblesses de l’agglomération et du lancement d’une série d’études intercommunales sur l’organisation du territoire. L’Acte 2 (2007-2012) débouche sur un « projet urbain durable », qui propose une organisation polycentrique, avec un centre principal renforcé et trois polarités secondaires (correspondant chacune à une branche du « Y » grenoblois). L’intelligence de cette démarche est de proposer un cadre fédérateur dans lequel s’insère une série d’initiatives et de projets en cours de réalisation : le projet GIANT2, porté par le Commissariat à l’Energie Atomique et les collectivités locales, le projet Campus de l’Innovation, initié par les universités, le projet NOVASUD 21, dont la responsabilité revient à la Ville d’Echirolles…
Ce projet urbain d’agglomération a servi de base à la construction de la réponse à l’appel d’offres du Ministère de l’écologie et du développement durable sur les EcoCités. Mais pour répondre aux exigences de l’État, Grenoble Alpes Métropole est conduite à recentrer sa proposition sur des actions et des projets devant, d’une part, faire l’objet de réalisations rapides, d’autre part, présenter une forte dimension d’innovation technologique. C’est dans ce contexte que Grenoble-Alpes Métropole, en accord avec la Ville de Grenoble, met en avant le projet d’aménagement durable de la Presqu’île scientifique. Ce projet particulier est présenté comme la première pierre de l’EcoCité grenobloise et il est défini comme un « démonstrateur ». Développé sur la Presqu’île, il ne s’appuie pas sur le savoir habituel des urbanistes, mais se construit à partir de la culture développée en Recherche & Développement. Les innovations proposées constituent des « briques », dont l’assemblage construit un système. Après avoir testé les innovations à l’échelle de la Presqu’île, l’équipe-projet de l’EcoCité sera à même d’organiser la transposition aux deux autres polarités.
Une vitrine technologique suffit-elle à construire une stratégie métropolitaine ?
En s’impliquant dans la construction de l’EcoCité grenobloise, Grenoble Alpes Métropole s’est engagée dans une stratégie de développement urbain durable, qui passe de manière prioritaire par des innovations technologiques (gestion coopérative de l’énergie dans les îlots urbains intégrés et les smart-grids, approche globale de la mobilité). Les actions en faveur de la « ville nature » (création d’une trame verte et bleue) ou de la « ville intégratrice » sont pensées en accompagnement des projets de « ville sobre » et de « ville apaisée », qui présentent quant à eux un caractère technologique affirmé. Cette orientation techniciste répond à la fois aux critères fixés par l’État pour le financement de l’EcoCité et au poids du milieu scientifique dans l’économie locale et la société urbaine. Les scientifiques grenoblois ont ainsi trouvé le moyen de faire de l’agglomération un laboratoire d’expérimentation de leurs inventions et de leurs innovations, dans la perspective de construction d’une « ville post-carbone ».
Une fois encore, dans l’histoire de l’agglomération, l’innovation technologique est présentée comme la solution aux problèmes économiques et sociaux et le développement technopolitain de l’agglomération est perçu comme la voie privilégiée d’accès au statut de métropole. Pourtant, nombreuses sont aujourd’hui les interrogations à ce propos. Le renforcement de l’attractivité de l’agglomération (dont le solde migratoire est depuis quelques années négatif) implique une vision plus équilibrée d’un développement durable, fondé nécessairement sur une valorisation des ressources culturelles, sociales et économiques. La construction d’une telle vision oblige à dépasser la juxtaposition sur le territoire de projets particuliers pour aller vers une stratégie d’ensemble, partagée par un plus grand nombre d’acteurs locaux.
2 Grenoble Innovation for Advanced New Technologies.
Équipes
Responsable scientifique
Gilles Novarina, professeur, Institut d’urbanisme de Grenoble, Université Pierre Mendès France, UMR PACTE Territoires
« Développement durable »
Gilles Novarina, Natacha Seigneuret
« Régulations territoriales et métropolitaines »
Sophie Louargant, Guillaume Gourges, Fabien Fortoul
« Économie de la connaissance »
Charles Ambrosino, Raphaël Besson, Luc Gwiazdzinski, Rachel Linossier, Magali Talandier
Ressources liées
- Document
De la technopole à la métropole ? L'exemple de Grenoble
OuvrageSous la direction de Gilles Novarina et Natacha Seigneuret, Editions du Moniteur, 2015
Rapport de recherche du consortium de Grenoble
DocumentDe la technopole à la métropole ? L'exemple de Grenoble
OuvrageSous la direction de Gilles Novarina et Natacha Seigneuret, Editions du Moniteur, 2015
Pour aller plus loin
Thèmes liés
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